Interview exclusive de Ruth E. Carter, la costumière de Black Panther

Blockbuster incontournable de ce début d'année 2018, Black Panther s'apprête à battre tous les records et alors que les fans de Marvel se pressent en salles pour assister au premier long-métrage consacré à la Panthère Noire, Spotern a pris rendez-vous avec Ruth E. Carter, la costumière du film.Vétérante de l'industrie du cinéma, elle a à son actif plus d'une quarantaine de productions. Collaboratrice de longue date de Spike Lee (Do The Right Thing, Jungle Fever, Chi-Raq) et habituée des films historiques (Amistad, Selma) elle s'essaie pour la première fois au film de super-héros avec Black Panther. Tête pensante derrière les incroyables uniformes des Dora Milaje, le style de l'innovante Shuri (Letitia Wright), et de tenues royales des très chics T'Challa (Chadwick Boseman) et Ramonda (Angela Bassett), elle revient sur son parcours, décortique les sublimes looks du film, ainsi que les multiples sources d'inspiration qui lui ont permis de donner vie à la nation fictive du Wakanda.

Comment êtes-vous devenue costumière ?

Ruth E. Carter : J’ai commencé à l’université, j’étais étudiante en art dramatique. Suite à une audition pour laquelle je n’avais pas été prise, le professeur qui mettait en scène la pièce m’a demandé si je voulais réaliser les costumes. J’ai dit oui car durant mon enfance j’avais acquis une certaine expérience dans le domaine. J'avais appris à coudre seule sur la vielle machine à coudre de ma mère. J’étais très à l’aise lorsqu’il s’agissait de créer des choses, je me suis donc lancée et j’ai réalisé les costumes de la pièce. Il s’agissait du Bourgeois Gentilhomme. Nous l’avons modernisé et j’ai créé quelques looks originaux. De là, tout le monde sur le campus me connaissait comme la costumière de la fac.

Comment avez-vous débuté votre carrière au cinéma ?

J’ai débuté ma carrière non seulement en m’investissant dans toutes les productions théâtrales qui était réalisées sur le campus, mais en recherchant des opportunités au sein des théâtres locaux. Après avoir obtenu mon diplôme j’ai effectué des stages, à l’opéra de Santa Fe ainsi qu’au Nouveau Mexique. Et vu que j’étais dans l’ouest et dans le midwest, ma famille dans la région m’a invité à Los Angeles. J’ai donc emménagé là bas (je suis originaire du Massachusetts) pour poursuivre une carrière dans le monde du théâtre parce que c’est tout ce que je connaissais.Mais comme pas mal de gens le savent, il n’y a pas beaucoup de théâtres à Los Angeles, j’ai donc signé avec tous les types de productions que je pouvais trouver qu’il s’agisse de théâtre dansé ou de théâtre vivant. Et totalement par hasard Spike Lee est venu assister à une performance dont j’avais réalisé le costume. Nous étions tous très jeunes, Spike Lee n’était pas vraiment connu, et nous faisions partie d’une groupe de jeunes qui traînaient ensemble et s’amusaient. Peu de temps après, il m’a demandé de réaliser les costumes de School Daze, qui était son premier film avec un studio. C’est en quelque sorte le seul travail que j’ai jamais connu. Cette relation avec Spike Lee s’est poursuivie pendant 25 ans. De là ont découlé d’autres opportunités. Après avoir fait Malcom X avec Spike Lee, on m’a demandé de participer aux films d’autres réalisateurs, ce qui m’a poussé un peu plus dans la ligne de mire d’Hollywood.

Comment êtes-vous devenue la costumière du film Black Panther ?

C’est mon agent qui m’en a parlé. Je ne savais absolument pas qu’ils s’apprêtaient à réaliser Black Panther. Elle m’en a parlé puis elle m’a dit qu’ils étaient intéressés par moi. Ils m’ont envoyé quelques pages de comics expliquant l’histoire de Black Panther, d’Ulysses Klaue et la manière dont il a perdu son bras, ainsi que du vibranium… Ils m’ont aussi envoyé du vocabulaire à propos du Wakanda. Et je pensais « Oh mon Dieu qu’est-ce que c’est que ça ? »Vous  savez, j’ai grandi avec un frère fan de comics de superhéros, mais j’étais une fille qui préférait lire Archie (Archie Comics). Black Panther était un tout nouveau monde pour moi, j’ai donc fait appel à un groupe d’amis et ils m’ont en quelque sorte donné un cours accéléré et j’ai commencé à assembler des images pour mon entretien. Celui-ci s’est déroulé dans les locaux de Marvel en compagnie de Ryan Coogler (le réalisateur du film) et Nate Moore (le producteur). J’ai eu une merveilleuse conversation avec Ryan et je l’ai immédiatement apprécié. Environ un mois plus tard, je me suis retrouvée à travailler sur un film (Marshall) avec Chadwick Boseman et il était réalisé par Reginald Hudlin l’homme derrière l’un derrière l’un des gros comic book de Black Panther. Je me suis sentie honorée d’être dans la position que j’occupais.

Qu'avez-vous puisé dans les comics pour créer la nation du Wakanda ?

Les comics m’ont montré que le monde de Black Panther prenait vie au coeur du continent Africain. Et quand j’ai regardé le peuple du Wakanda au sein des comics, j’ai vu toutes sortes d’influences. J’ai vu des coiffes Maasaï, j’ai vu des kufis (bonnets portés par les hommes d'Afrique de l'Ouest), des geles (turban nigérian) et des dreadlocks. J’ai vu des robes modernes et des costumes infusés de technologie. Mais tout était très approximatif. Je pense qu’au sein des comics, les artistes mettent les choses en image de manière à vous donner une idée de l’univers dans lequel vous êtes, sans nécessairement vous donner des éléments détaillés. Lorsque j’ai remarqué cette tendance, je me suis rendue compte que c’était un monde qu’il nous fallait créer. Que la technologie dessinée dans les comics était déjà obsolète et qu’il nous fallait apporter quelque chose de nouveau. C’est un sentiment que Ryan Coogler m’avait également communiqué.

Lorsqu'il ne porte pas son costume de Black Panther, T'Challa (Chadwick Boseman) arbore des looks monochromes très détaillés, pouvez-vous nous en dire plus sur le look du personnage?

Tout ce que T'Challa porte à part le sweat à capuche de la séquence d’interrogatoire de la CIA, est fait sur mesure. Et cela s’explique par le fait que nous étions dans un lieu fictif basé sur le continent africain. C'est un prince, un roi désormais, cela signifie qu’il dégage une aura royale ainsi qu’une certaine unicité. L’ensemble des broderies réalisées sur ses cols et ses vêtements ont été fait main. Le costume qu’il porte lorsqu'il rend visite à Shuri au Département du Design Wakandais l’est aussi. Et tout cela était intentionnel, nous voulions le présenter d’une manière complètement unique, qui lui était propre.

A Spotern nous sommes fans des looks de la reine Ramonda (Angela Bassett), surtout ses coiffes et sa magnifique robe blanche au style architectural. Comment avez-vous conçu ces pièces ?

Pour moi, la silhouette de Ramonda se devait d’être celle d’une reine, telle que nous l’imaginons dans notre esprit et dans nos rêves. Cela signifie qu’elle porte une couronne, qu’elle porte une cape, qu’elle a une grande robe et une présence imposante.J’ai découvert une jeune femme nommée Julia à UCLA qui est précurseure d’une toute nouvelle technologie qui permet de réaliser des vêtements via une imprimante 3D. J’étais très intéressée par cette technologie car j’estimais que la coiffe de Ramonda qui est inspirée du chapeau que les femmes Zulu portent une fois mariées, se devait d’avoir une forme cylindrique parfaite. De plus, les vêtements d’une reine devraient être réalisés par des artisans spécialisés. Et étant donné que le Wakanda est une nation à la pointe de l’innovation et technologiquement avancée, je voulais que sa couronne reflète ça.

J’ai donc contacté Julia à UCLA et je lui ai demandé de m’expliquer comment l’impression 3D fonctionnait pour la création de vêtements. Elle l’a fait et nous avons par la suite créé le chapeau Zulu grâce à un algorithme conçu par Julia sur l’ordinateur. Nous avons créé la cape en nous basant sur un modèle de dentelle africaine que je lui ai fourni. Elle a ensuite réalisé un modèle en 3D, que nous avons envoyé à un imprimeur spécialisé en Belgique capable d’employer des matériaux semi-flexibles. Son imprimante était suffisamment large pour imprimer des vêtements. Julia m’a également expliqué que ce procédé pouvait prendre jusqu’à 6 mois, or nous n’avions que six mois pour créer la totalité du monde du Wakanda, j’ai donc du travailler très vite pour lui fournir mes inspirations et mes idées pour qu’elle puisse à son tour commencer son travail puis s’envoler pour la Belgique pour superviser l’impression dans différentes pièces.

En dehors de sa mère, T'Challa est accompagné d'Okoye (Danai Gurira), la générale de son armée et de Nakia (Lupita Nyong'o) une espionne chargée de collecter des informations sur les nations extérieures. Réunies durant la séquence du casino, elles portent toutes les deux de magnifiques robes, que pouvez-vous nous en dire ?

Les robes de Nakia et Okoye ont toutes les deux été réalisées sur mesure. Pour Okoye nous voulions que sa robe bouge et vole de manière dynamique, un peu comme des flammes. La jupe a donc été conçue avec des volants sur plusieurs niveaux, mais lors des essayages nous nous sommes rendus compte que nous ne voulions pas que le volume de ces volants éclipsent la partie supérieure de la robe que nous venions d’achever. J’ai donc fait appel à une couturière habituée à travailler sur des ballets avec des matières légères et fluides. Elle a créée la robe rouge d’Okoye qui possède 6 strates de tissu sous la jupe. Lors de la scène de la course poursuite, celles-ci permettent à sa robe de virevolter derrière elle.

La robe de Nakia a été conçue de la même manière que le costume de superhéros de Black Panther. Elle a été réalisée avec le même tissu, le même type d’élasticité et possède deux fentes à l’avant pour lui permettre de bouger correctement une fois qu’elle engage le combat.Les motifs de la robe sont inspirés de tissu Kente (tissu fait de soie et de coton composé de bandes colorées cousues ensemble et produit dans le sud du Ghana). Nous avons repris les bandes du Kente pour les utiliser en tant que motifs et nous les avons imprimées sur le même type de tissu utilisé pour le costume de Black Panther. L’impression a été réalisée en relief ce qui lui donne une qualité 3D. Par la suite nous avons peint la robe à la main avec un gradient de couleur verte car le vert est la couleur de la tribu de Nakia. Durant la scène du casino, elle entre donc dans la pièce en tant que Princesse africaine plus ou moins sous couverture.

Nakia et Okoye font partie des Dora Milaje (Les Adorées en wakandais), l'unité militaire d'élite, chargée de la protection du roi et de la famille royale. Quelles étaient vos inspirations pour leurs costumes et comment avez-vous conçu ces tenues de combat ?

L’uniforme des Dora Milaje se devait d’épouser la culture du Wakanda de la même manière qu’un uniforme de samuraï épouse la culture du Japon. Et je voulais le créer d’une telle façon, qu’il pourrait s’agir d’une tenue qu’une Dora Milaje puisse passer à sa fille ou sa petite-fille une fois qu’elle aurait pris sa retraite. La couleur du costume est inspirée des tribus Maasaï et de nombreuses autres tribus africaines qui utilisent le rouge et l’ocre pour peindre leurs corps. Le rouge utilisé a été accentué pour le rendre très vif, presque intimidant. L’amure a été faite main par un créateur de bijoux, car nous voulions que ces armures ressemblent à des bijoux. Lorsque nous avons apposé le plaqué dessus, nous avons utilisé ce ton très brillant qui lui donne un aspect chatoyant.

Vu qu’elles constituent la force militaire la plus haut gradé de la nation et qu’elles protègent le roi , pour moi lorsqu’une femme atteint ce niveau d’habileté au combat, on la récompense d’un uniforme spécialement conçu pour elle et c’est un honneur de le recevoir. Pour moi, ces costumes se devaient d’être au même niveau que les costumes royaux. Je me suis donc dit qu’il y aurait des artisans responsables des moindres détails de l’uniforme. Ainsi les lanières en cuir qui parcourent leur costume ont été inspirées de pièces réalisées par des artisans sud-africains rencontrés lors d’un de mes tournages sur place. Je les appelle leur harnais et attaché à ce harnais se trouve une tunique faite de perles. Les perles occupent une place prépondérante dans tant de cultures africaines différentes que j’ai décidé que les perles de leur tunique devaient être des perles africaines.Et ce sont de vraies perles africaines, trempées dans du vibranium, pour leur conférer un aspect spécial. C’est aussi une manière d’intégrer un autre élément fait main qui pourrait être passé d’une génération à l’autre. Enfin j’ai ajouté au niveau du bas de la tunique trois bijoux de pacotille, que chaque Dora Milaje pourrait customiser. Qu’il s’agisse d’un morceau de jade ou d’améthyste, d’une petite poupée africaine ou du symbole de sa tribu, c’est un objet empreint de spiritualité qui lui permettrait de se sentir protégée, comme un gris-gris.

Responsable du développement de nouvelles technologies dans le Département de Design wakandais, Shuri (Letitia Wright), la petite soeur de T'Challa, tranche avec les looks afro-futuristes de ses concitoyens. Était-ce voulu ?

Shuri comme vous le verrez dans le film, s’ennuie des traditions. Elle ne veut pas porter de costumes traditionnels et cela oriente directement le costume qu’elle porte lorsqu’elle travaille au sein du Département Design du Wakanda. J’ai été très inspirée par Stella McCartney qui, d'après un magazine que j'ai  lu, travaillais sur des pièces conçues à partir de matériaux recyclés. Je me suis dit que Shuri serait sans aucun doute quelqu’un qui porterait un tissu ou un composé qui pourrait être considéré comme innovant. Elle ne porterait pas un uniforme de laboratoire traditionnel. Je me suis donc dit qu’en utilisant des mailles et qu’en en faisant une doublure supérieure, qu’on aurait l’impression qu’elle portait un composé spécial qui protégerait son corps et ses vêtements sans que sa tenue ne ressemble à une blouse de laboratoire.

De tous les personnages du film, Erik Killmonger (Michael B. Jordan) semble être celui qui est le plus en phase avec notre époque.  Que pouvez-vous nous dire de son look très tendance et très occidental ?

Erik Killmonger est considéré comme un membre de la tribu perdue car son père s’est exilé du Wakanda  et l’a élevé à Oakland en Californie. Il reste pourtant un héritier du trône de Wakanda car il est de sang royal, néanmoins il a grandi et a été éduqué en Amérique. C’est donc un personnage très particulier qui je pense est très connecté à la pop culture. Il porte des pantalons avec des poches fourre-tout et une veste en jean, il a des dreadlocks et une petite queue de cheval au sommet du crâne, il a cette paire de lunettes qui lui donne l’air intelligent. Un ensemble d’éléments qui le rendent intrigant. 

Je ne savais pas grand-chose d’Erik Killmonger, et on m’a dit qu’il s’agissait d’un personnage peu développé dans les comics, mais la manière dont Michael B. Jordan l’interprète a enrichi son histoire. Nous avons donc décidé d’en faire un personnage décomplexé, capable de naviguer entre style populaire et lignes hip hop. Pourtant vous seriez incapable de vous rendre compte du prix que ses vêtements ont coûté, en le regardant simplement. Il semble capable de se fondre dans la masse de n’importe quel club fréquenté par un public de son âge. Et pourtant, il est wakandais, il est de sang royal, il a étudié à M.I.T. et possède des connaissances sur le vibranium.L’ensemble de ses costumes excepté sa tenue de civil ont été également faits sur mesure. Sa veste métallique est donc faite sur mesure, mais j’ai acheté tout le reste, de sa veste en jean à ses bottes Balmain. Il vient d’Amérique et de cette culture où on achète ses vêtements. C’est ce qui le sépare de T’Challa.

Petit accessoire discret mais très pratique, les perles Kimoyo sont aussi les grandes stars du film, de la visio-conférence au contrôle à distance, les wakandais les utilisent pour tout. Qui a conçu ce bracelet de perle incontournable de la culture du Wakanda ?

Nous avons tous essayé de produire nos propres perles et nos propres designs pour les Perles Kimoyo. Chaque département du film a présenté un type de perle, mais au final c’est la scénographe du film, Hannah Beachler (Moonlight, Lemonade) qui a conçu les perles Kimoyo.

Si Black Panther est une nouveauté pour nous et les cinéphiles du monde entier, il est déjà dans votre rétroviseur, sur quel projet travaillez-vous actuellement ?

Je suis sensée travailler sur Silver Sable et Black Cat (spin-off de Spiderman : Homecoming) c’est un film centré sur deux personnages féminins de l’univers Marvel, mais il est produit par Sony Pictures.

Est-ce que cela signifie que vous prévoyez de travailler davantage sur des films de super-héros ?

Oui, tant que j’ai la possibilité d’être créative. Vous savez parfois lorsque vous reprenez quelque chose qui est déjà établi, l’environnement dans lequel vous travaillez n’est pas forcément aussi créatif que celui de Black Panther par exemple. J’aimerais d’ailleurs beaucoup travailler sur le prochain Black Panther, cela me permettrait de poursuivre et faire évoluer le travail que j’ai débuté sur le premier film.Propos recueillis le 6 février 2018.

Black Panther en salles dès le 14 février 2018.